Felice Varini

 

 

 

 

Perspectives particulières et lieux communs

 

L'inventaire des "figures" utilisées par Varini à ce jour sera vite dressé : il peut, en gros, être subdivisé en deux catégories. La première se définit par rapport à un point de vue fixe : cercle ou ellipse, rectangle ou carré, diagonale. Différentes constellations sont possibles à l'intérieur de ce groupe : cercles concentriques, carré dans le carré, ellipse s'inscrivant dans le format rectangulaire d'un miroir, triple diagonale, etc. La seconde catégorie est déterminée par rapport a un spectateur qui pivote sur son axe et dont le regard décrit une rotation de 360° : bande panoramique, plan horizontal incliné. Le terrain d'exercice idéal, en somme, pour une approche de type formaliste.

Il est possible, en effet, d'analyser les travaux de Varini comme des entités formées de différents fragments assemblés selon certaines lois, comme des figures ou des structures, donc, et de mettre ces figures dotées de propriétés bien précises (en ce qui concerne leur forme, leur couleur etc.) en relation avec le contexte dans lequel elles s'inscrivent (le fond). Débutons donc pur ce qu'il y a de plus élémentaire, au risque de répéter des choses qui appartiennent désormais aux lieux communs. En partant de la base, peut-être sera-t-il possible de découvrir d'autres points de vue, d'autres perspectives, de faire d'autres spéculations?

À l'exception de quelques oeuvres photographiques noir/blanc installées dans des espaces extérieurs (Tielt, 1987 ; Kerguéhennec, 1988 ; Bienne, 1991), tous les travaux de Varini mettent en pratique la dialectique partie/ensemble, fragment/totalité. Pour qu'il y ait une totalité, les parties qui la constituent doivent être solidaires, interdépendantes, structurées. Chaque élément est déterminé par sa position dans l'ensemble, et cette position est dictée par le point de vue. L'image de la totalité ne devient possible que lorsque quelqu'un occupe le point de vue, elle est donc une fonction de l'acte de perception. Cet acte n'aura abouti, la relation entre l'oeuvre et le spectateur ne sera consommée que lorsque ce dernier aura tout vu!

Le fragment restera toujours un élément que l'on sait faire partie d'un tout, il ne sera jamais une oeuvre consciemment inachevée (en raison, disons, de l'esprit aphoristique de l'artiste ou de son penchant pour des formes "ouvertes"). Cherchant absolument à s'accomplir dans une totalité, le fragment selon Varini est le contraire du non finito. Il ne sera jamais autonome. S'il peut être perçu individuellement, il ne prendra jamais de sens autrement qu'en corrélation avec les autres fragments (il exclut le fétichisme), comme si la partie portait en elle des traces de la totalité, comme si la totalité précédait la partie. Dans la philosophie kantienne, la totalité (Allheit) est une forme a priori de la connaissance sensible et rationnelle : elle forme la synthèse des catégories de l'unité (Einheit) et de la pluralité (Vielheit). Pour Kant, la totalité est l'unité perceptible d'une pluralité d'éléments. Le regard d'une personne confrontée à une oeuvre de Varini circule, oscille non seulement entre les fragments et la forme unifiée, mais encore entre la figure "achevée" et l'espace qui la contient : il est forcément totalisant, il se concentre sur la synthèse des informations visuelles particulières. Or quels sont les indices qui nous permettent de percevoir un travail comme une totalité ? Qu'est-ce qui unifie les fragments ?

Ce qui nous frappe, ce que nous adoptons, ce que nous retenons dans ces oeuvres, c'est avant tout la forme "parfaite", la figure justement, plus que tel ou tel détail de la forme éclatée. L'artiste n'y est d'ailleurs pas étranger, puisqu'il refuse de publier des photos qui ne sont pas prises depuis le point de vue. L'opposition classique entre figure et fond est basée sur un mécanisme très simple : une partie du champ perceptif semble se détacher comme un tout, tandis que le reste est attribué au fond. Sont surtout reconnus comme figures les éléments familiers ou réguliers, les formes géométriques notamment. Plus celles-ci sont simples, élémentaires (cercle, ellipse, carré, rectangle), plus elles "sautent" aux yeux - quelle que soit la complexité du fond. Les figures "avancent", viennent à la rencontre de notre regard projectif. Cette rencontre peut se faire parce qu'il y a re-connaissance identification de la figure perçue avec un schème connu, intégré. Avec une forme a priori, pour revenir à Kant?

Ce qui nous amène à poser la question suivante : au fond, de quelle réalité l'oeuvre participe-t-elle ? Ne serait-elle pas qu'une projection? 1 N'existent que des traits de couleur peints dans l'espace architecturé. C'est mon oeil qui fait l'oeuvre, qui donne un sens aux lignes assemblées en une figure et, rétroactivement, à chacune de ses parties. L'indice commun qui permet de les assembler, c'est tout d'abord la couleur! Ce sont d'abord les couleurs primaires (plus le noir et le blanc) qui permettent de relier les différents fragments entre eux, et en second lieu seulement la trajectoire des lignes brisées ou distordues qui tendent vers telle ou telle figure. Même si la lumière n'est pas homogène dans un espace 2, l'on percevra toujours, la couleur aidant, des formes possédant une identité continuelle et consistante (isotrope). L'emploi des couleurs primaires est tout à fait pertinent à cet égard, puisqu'il s'agit de couleurs artificielles appartenant au monde de l'artefact qui n'existent donc guère dans le monde réel (naturel, architectonique : le monde dans lequel l'artiste opère). La monochromie crée une unité optique accentuant la séparation de la figure du fond et permettant la perception simultanée de tous les plans.

Felice Varini nous fait croire que la figure apparaît sur un seul plan. Il tente d'annuler la profondeur en élargissant les lignes au fur et à mesure qu'elles fuient vers l'arrière. La vue binoculaire permet la synthèse des informations fournies par les deux yeux, et notamment la perception de la profondeur. En regardant une oeuvre de Varini, nous fermons automatiquement un oeil afin de provoquer la perte de la profondeur. Depuis le point de vue idéal 3, nous n'avons aucun moyen de définir à quelle distance se trouve la figure. Le cercle n'a pas de diamètre, le côté d'un carré n'a qu'une dimension minimale et maximale. Le regard n'a pas de point d'ancrage précis, il doit continuellement s'ajuster, sans jamais pouvoir trouver ses marques. Il est impossible de percevoir simultanément la figure et le fond. Le spectateur fait sans le savoir un travail de réduction, d'abstraction. Il doit se déterminer pour l'un ou pour l'autre : en occupant le point de vue, immobile, il choisira la figure - hors du point de vue en revanche, en se déplaçant dans l'espace, il accordera sa préférence au fond. Varini ne cherche pas à ancrer cet effet de zoom dans une pratique photographique ou picturale à la manière de Barnett Newman, par exemple 4, mais à provoquer une tension entre le local et le global, ou, pour utiliser une terminologie chère a Michel Serres, entre le paysage et le dépaysement, entre la randonnée et la méthode.

L'analyse formelle possède des avantages certains. Elle permet d'inscrire la forme dans une perspective temporelle, concrètement : de mettre le travail de Varini en relation avec, disons, des recherches menées par Brunelleschi ou Mondrian. Certaines analogies formelles permettent de rapprocher ses dispositifs de ceux utilisés dans la scénographie classique. A partir de la Renaissance, le mot "scénographie" désigne l'art de la perspective, du point de vue appliqué à la peinture, à l'architecture, à la ville et au théâtre. Sebastiano Serlio reprend la classification vitruvienne des scènes sur la base des trois genres dramatiques : tragique (qui se déroule sur une place monumentale), comique (marché, rue) et satirique (nature). Dans les deux premiers tomes des Sette libri dell'architettura (édités à Paris en 1545), il réunit les fondements mathématiques de l'architecture, la perspective et la scénographie en un seul et unique thème. Les gravures accompagnant ces ouvrages 5 montrent des espaces architecturés construits selon un schéma perspectif à point de vue unique. Le théâtre du XVIIIe siècle remplacera la scène frontale par un système à double point de fuite (vues sur l'angle). Quant à Varini, non seulement il adopte des principes constructifs similaires, mais encore il le fait dans le même esprit universel : sa démarche artistique est celle d'un généraliste qui englobe des aspects scientifiques, psychologiques, philosophiques, architecturaux, urbanistiques, etc. - ou, justement, scénographiques. Selon une typologie transhistorique, l'artiste utilise en effet les deux systèmes de scènes les plus répandus : la scène focalisante qui resserre le regard du spectateur et la scène ponoramisante qui distend l'espace et fait diverger la vue du spectateur, impliquant un balayage du regard et un mouvement de la tête. Dans le théâtre varinien toutefois, le public est formé d'un seul spectateur vers lequel tout converge (d'ailleurs, dans les photos des installations, la scène est toujours vidée de toute présence humaine), spectateur qui se découvre peu à peu dans le rôle de l'acteur principal.

Cette comparaison (extrêmement sommaire) entre la démarche de Varini et celle d'un scénographe, pour éclairante qu'elle puisse être, montre cependant encore une fois qu'une analyse formelle ne veut ni ne peut saisir la totalité des points de vue. En fait, elle privilégie le point de vue "idéal" et ignore la vue éclatée, le côté apparemment fluctuant, imprécis, chaotique des travaux de Varini, le côté qui nous échappe. Bref, si l'on se base sur la quantité des points de vue possibles, l'approche formaliste "loupe" 99% de l'oeuvre. D'où la nécessité de développer une approche de type phénoménologique centrée sur les relations entre l'homme et l'espace. Comment l'espace nous apparaît il? Comment l'appréhendons nous? Ce n'est pas l'oeuvre en tant que telle qui nous intéressera alors, mais plutôt le chemin vers l'oeuvre, notre cheminement vers le point de vue. L'étude de l'antinomie figure/fond devra être remplacée par l'analyse du processus de figuration. Au lieu de voir dans l'espace le support de l'oeuvre et dans le point de vue son alpha et son oméga, il faudrait concevoir un cadre dans lequel l'oeuvre puisse avoir lieu (puisse tenir lieu d'espace), dans lequel le sujet percevant puisse quitter sa place, son point de vue sur le monde et se penser dans une sorte d'ubiquité. Cette approche de l'art de Felice Varini reste à écrire.

A défaut de pouvoir considérer tous les points de vue, toutes les situations particulières, sans souci de hiérarchisation aucun, sélectionnons au moins - tout en restant conscients que nous schématisons à l'extrême - deux des multiples niveaux possibles. Les travaux de Varini font coexister deux formes spatiales qui s'excluent mutuellement : la deuxième et la troisième dimension, l'espace concret et l'espace abstrait, l'espace "réel" et l'espace de l'art (de la fiction), etc. Pour reprendre la comparaison avec le théâtre : toute scène est un espace actuel et virtuel, instrumental et métaphorique. En considérant les oeuvres de Varini à la fois en tant que réalité physique et en tant qu'apparition, l'on constate qu'ils n'habitent pas le même espace. L'anamorphose nous aide à nous rendre compte de cette différence : "il y a au principe du tableau anamorphotique le jeu de deux espaces imbriqués : ce qui est reconnaissable dans l'un ne l'est pas dans l'autre. La bonne forme de la représentation est déconstruite par des formes "mauvaises'" 6. En réalité, l'anamorphose, l'illusionnisme, les formes géométriques, les couleurs primaires, tous les "artifices" qui forment le répertoire de Varini ne sont que des modalités d'application d'un projet plus vaste que l'on pourrait appeler "pan-optique"...
Mais revenons au principe terriblement simplificateur du découpage en deux niveaux. L'oeuvre varinienne susceptible de faire coexister deux espaces anisotropes peut être assimilée au relais entre deux niveaux de signification. Elle fonctionnera alors comme une métaphore. Selon la définition classique, cette figure rhétorique consiste à transporter la signification propre d'un nom à une autre signification qui ne lui convient qu'en vertu d'une comparaison qui est dans l'esprit. Pour Jacques Lacan, la métaphore est la substitution d'un signifiant à un autre signifiant qui tombe ainsi au rang de signifié. Elle permet donc la coexistence d'un signifiant absent et d'un signifiant présent ; de même, la figure (!) de Varini se base sur la surimposition de deux signifiants qui peuvent se substituer l'un à l'autre - selon le point de vue adopté. Grâce au changement de focale du regard, nous pouvons condenser dans les figures du cercle, du carré ou de la ligne sur 360° les deux signifiants 'marquage concret de l'espace' et 'plan géométrique abstrait', par exemple.

Jean Molino remarque très justement que "(...) la métaphore se rapproche de l'acte d'intellection. Dire ou comprendre une métaphore implique une recherche de l'esprit et la découverte des rapports nouveaux entre les choses. La métaphore conduit à l'énigme, au mot d'esprit..." 7 La manière dont on découvre peu à peu les différents fragments qui détermineront une figure, l'approche des travaux de Varini - dont l'aspect ludique est indéniable - se fait en effet selon la structure du rébus : mon premier est.... mon deuxième est..., mon tout est...! La personne qui a trouvé le point de vue, qui a compris le fonctionnement du dispositif éprouve, comme celui ou celle qui a saisi la "pointe" d'un mot d'esprit, tout simplement... du plaisir! Sigmund Freud nous a appris que le plaisir est déclenché par un acte de reconnaissance impliquant une réduction de la dépense psychique. 8 Le plaisir que procure la découverte du point de vue résulte du fait que l'on reconnaît le cercle, le rectangle ou la diagonale. L'acte de reconnaissance immédiat, fulgurant, (le Aha-Erlebnis décrit par Karl Bühler) procure donc du plaisir. Mais la répétition d'un mot d'esprit ne fait plus rire, la réduction de la dépense psychique étant alors inopérante. De même, la découverte du point de vue semble nous satisfaire - nul besoin de refaire plusieurs fois de suite le chemin. Une fois qu'on a reconnu, on connaît ! L'avantage qu'a Varini sur le mot d'esprit, cependant, est énorme : le plaisir ludique peut se transformer (sublimation !) en un plaisir intellectuel, celui qui consiste à rapprocher ce qui est donné à voir avec des choses connues en histoire de l'art (comme la perspective, l'anamorphose, les couleurs primaires, l'abstraction géométrique, la monochromie, etc.), en éthologie, en philosophie ou en psychologie ..

Nous y voilà justement : le passage de l'éclatement spatial à la figure lisible, du chaos à l'ordre, cet éclaircissement progressif n'est pas sans rappeler ce que Freud (encore !) nomme "élaboration du rêve", à savoir le passage de l'inconscient au conscient ou, plus précisément, l'introduction des pensées latentes du rêve dans le rêve manifeste. Freud décrit l'inconscient comme a­p;spatial. C'est l'élaboration du rêve qui "transforme les rapports temporels en rapports spatiaux et les fait apparaître sous cette dernière forme." 9 Le travail d'élaboration favorise la représentation (création d'une situation plastique) 10, la condensation (fusion de plusieurs éléments latents en une seule image manifeste) 11 et le déplacement (transfert de la charge émotionnelle de son objet réel à un autre objet) 12 - trois processus de transformation dont on peut déceler des traces dans les travaux de Varini. Ces derniers nous renvoient finalement toujours à nousmêmes, ils fonctionnent comme des révélateurs par rapport à notre position dans "la réalité" : ils fonctionnent comme des rêves, et "le rêve est le théâtre où le rêveur est a la fois l'acteur, la scène, le souffleur, le régisseur, l'auteur, le public et le critique". 13 Théâtre, métaphore, jeu d'esprit, rêve : lieux sujets à toutes sortes de mécanismes de substitution et de transfert, lieux de potentialités et d'actualisations. L'espace - le matériau de Felice Varini - en est un autre. Sa nature ambivalente rend possible aussi bien l'analyse formelle que la recherche spéculative : " (...) car si l'espace est ambivalent, c'est sans doute qu'il est lié à plus de thèmes qu'il ne semble d'abord." l4




1
Ces questions ne s'appliquent bien sûr qu'aux travaux peints, les oeuvres photographiques possédant un caractère matériel évident, déterminé par leur support (toile cirée d'un certain format) leur texture (le grain de la photo) et leur couleur (le plus souvent le noir/blanc).

2 Par rapport aux travaux photographiques il faudrait dire : "même si l'espace s'est peut-être transformé entre la prise de vue et l'exposition (APAC Nevers 1986)..."

3
Le point de vue idéal est aussi le point de vue privilégié : il ne peut être occupé simultanément par une autre personne, par un deuxième oeil.

4 Voir à ce propos : Yve-Alain Bois, "Perceiving Newman", in Painting as Model, 1990 Cambridge Mass., p.187-213.

5 Voir également Hans Vredeman de Vries, Scenographiae, sive Perspectivae, 1560.

6 Jean-François Lyotard, Discours, figure, 1974 Paris, p.378.

7 Jean Molino "La métaphore" in langages No 54, juin 1979, p.7.

8 Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, 1930 Paris (trad. Marie Bonaparte) p.211 : "Le jeu déclenche un plaisir qui résulte de la répétition du semblable, de la redécouverte du connu, de l'assonance, etc., et qui correspond à une épargne insoupçonnée de la dépense psychique. "

9 Sigmund Freud Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1 er conférence, 1936 Paris, p.37.

10 Représentation : "c'est la voie qui conduit des pensées aux images de la perception (...) les pensées du rêve acquièrent un caractère visuel ; il en résulte une "situation" plastique, qui sert de noyau à l''image onirique" manifeste." (Le mot d'esprit..., p. 269).

11 Condensation : "(...) un élément du rêve représente pour les pensées oniriques un point d'intersection, un carrefour, et doit, en général être considéré comme "surdéterminé" par rapport à ces pensées." (lbid. p.271). Le terme "surdétermination" est particulièrement intéressant par rapport au travail de Varini. Le contenu manifeste d'un rêve ou un mot d'esprit représentent le recoupement et l'aboutissement commun de deux ou plusieurs chaînes associatives (signifiantes). La surdétermination sous tend le travail de condensation qui est finalement une surimposition des signifiants. Ce qui nous ramène à la métaphore.

12 Déplacement : "Ce déplacement se manifeste par ce fait que tout ce qui, dans les pensées oniriques, se trouvait périphérique et était accessoire, se trouve, dans le rêve manifeste, transposé au centre et s'impose vivement aux sens; et vice versa." (Ibid., p.271-72).

13 Carl Gustav Jung, L'âme et la vie, 1963 Paris, p.94.

14 Gérard Genette "Espace et langage" in Figures I, 1966 Paris, p. 102.


Bernard Fibicher

 

 

 

 

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